La France a des côtes, des plaines, des montagnes… mais pas de pas de tir orbital en métropole.
Lancer une fusée, ce n’est pas seulement allumer un gros pétard : c’est aussi composer avec la rotation de la Terre, des couloirs aériens, des zones d’exclusion maritime, de la météo, et une réglementation qui n’aime pas les objets supersoniques au-dessus des villes. Ainsi, si l’Europe a choisi la Guyane, c’est avant tout parce que son emplacement et la physique sont de sacrés arguments. Et puis lorsqu’on sait que tout peut tomber, mieux vaut viser l’océan.
Ce sont donc des chiffres, des cartes de trajectoires et des choix industriels très concrets.
La physique qui décide
À l’équateur, la surface de la Terre file à environ 1670 km/h grâce à la rotation terrestre. Une fusée lancée vers l’Est profite de ce « tapis roulant » gratuit. En France, bien plus haut sous ses 45° de latitude, ce bonus tombe à environ 1190 km/h : une vitesse plus faible, et donc mécaniquement moins d’énergie « offerte » par la planète. Mais dans l’équation complexe d’un lancement en orbite, chaque km/h d’économisé peut facilement représenter des centaines de kilos de charge utile en plus, selon le lanceur.
Autre conséquence: l’inclinaison orbitale minimale est à peu près celle du site de lancement lorsqu’on tire plein est. Depuis la Guyane, accéder à des orbites équatoriales ou à un transfert vers l’orbite géostationnaire se fait avec de faibles corrections.
Depuis la France métropolitaine, c’est une autre paire de manches : atteindre une orbite basse très inclinée, ça passe encore. Mais viser une orbite proche de l’équateur, ça demande une coûteuse manœuvre de changement de plan, même réalisée au point le plus haut de l’orbite. Cette pénalité de plusieurs centaines de km/h rogne sévèrement la performance.
Sécurité et logistique avant tout
Une fusée, ce n’est pas un TGV. Elle lâche des étages, des coiffes, et peut être interrompue en vol. Il faut donc des corridors de sécurité où rien (ni avion, ni bateau, ni habitation) ne risque de se trouver. La règle d’or : tirer au-dessus de l’océan. En Guyane ou en Floride, on vise naturellement le large. De cette manière, en cas d’anomalie les pièces et débris terminent dans l’eau. En métropole, tirer vers l’est – le sens favorable – ferait survoler des zones densément peuplées ou des pays voisins. Vers le sud-est, ce serait la Méditerranée… après avoir évité villes, îles et un trafic maritime intense. Vers l’ouest, on s’éloigne du bonus de rotation et on complexifie les missions. Bref, la carte impose vite des zigzags incompatibles avec un pas de tir orbital régulier.
Et à cela s’ajoutent des enjeux très terre à terre: météo, espace aérien et maritime ultra-fréquentés, contraintes environnementales, bruit… C’est aussi une panoplie d’antennes, de radars de suivi, des stations de télémesure, des zones d’exclusion, du dépôts d’ergols, des routes dédiées, des équipes de sécurité !
Le tout exige donc des surfaces vastes, peu habitées, et un accès direct à une façade océanique libre dans l’azimut souhaité : la Guyane coche toutes ces cases, avec un dispositif éprouvé depuis des décennies. D’ailleurs, Cap Canaveral illustre la même logique : large littoral, couloirs dégagés, rayon de sécurité strict et trajectoires vers le large.
Vers un réseau européen complémentaire
La métropole n’a pas été totalement silencieuse: des fusées-sondes ont décollé du Centre d’Essais des Landes à Biscarrosse, et l’aventure orbitale française est passée par Hammaguir (alors en Algérie) avant Kourou. Aujourd’hui, l’Europe bâtit un écosystème de pas de tir adaptés aux objectifs. Pour les orbites polaires et héliosynchrones, très prisées des satellites d’observation, mieux vaut les hautes latitudes : la Norvège, la Suède et l’Écosse aménagent des bases destinées aux microlanceurs. Tirer vers le nord ouvre un couloir libre d’habitations et conduit naturellement à des inclinaisons élevées, cette fois sans manœuvre coûteuse.
Cette complémentarité a du sens : la Guyane pour le géostationnaire, les sites nordiques pour le polaire. Les nouveaux lanceurs réutilisables ne changent pas l’équation de base : ils exigent eux aussi des couloirs maritimes pour l’atterrissage d’étage, que ce soit sur barge ou près des côtes.
Théoriquement, on pourrait tout à fait imaginer un petit lanceur métropolitain dédié à des missions très spécifiques. Mais en pratique, le gain scientifique ou commercial est largement dominé par les contraintes de sécurité, d’inclinaison et d’acceptabilité locale : des lancements, il y en a régulièrement, et ce n’est pas près de s’arrêter : avec le projet BROMO, on peut s’attendre à une activité renforcée dans les prochaines années.
Indéniablement, la meilleure « piste » française reste vers l’équateur : le Centre spatial guyanais. On n’empêche pas la Terre de tourner, donc autant monter à bord, là où le tapis roulant va le plus vite.
Donc bizarrement, les fusées adorent l’océan en face, la jungle derrière et une planète qui leur donne gratuitement quelques centaines de mètres par seconde. Les finances publiques aussi.